[fr] Témoignage depuis l’Autistan pour l’Alliance Solidaire des Français de l’Etranger (ASFE)

Interview d’Eric LUCAS (en Autistan)
par l’Alliance Solidaire des Français de l’Etranger (ASFE)
à l’occasion de la Journée Mondiale de l’Autisme 2022
 

 
ASFE : En toute première question, pourriez-vous définir l’autisme ?
 
EL : «L’autisme» est une particularité humaine naturelle, à ne pas confondre avec «les troubles» relatifs à l’autisme
 
L’autisme repose sur un «référentiel naturel» : harmonie et cohérence, vérité et justesse, pas de confusion/amalgame ou déformation, donc sensibilité aux «atteintes sensorielles» (faites à l’harmonie physique) et aux «atteintes mentales» (faites à l’harmonie mentale).
 
Les autistes ne souffrent pas d’autisme, mais surtout des conséquences de l’absence de prise en compte correcte de l’autisme par le «système social» (qui est artificiel, abstrait, incohérent et confus).
 
Puisque nous voyons les choses si différemment, on peut parler du «monde des autistes», qu’on peut appeler l’Autistan («pays métaphorique des autistes»).
 
Etre autiste, c’est un peu être «tout le temps un étranger» (même dans son propre pays).
Nous voyons les conventions sociales de loin, elles varient selon les pays, elles ne sont pas «universelles», donc pas «fiables», donc les autistes peuvent difficilement y adhérer.
En voyageant dans d’autres pays, nous continuons à être «des étrangers», nous sommes habitués et nous avons moins besoin de nous «raccrocher» aux «conventions» de notre pays de naissance.
Vivre à l’étranger offre l’immense avantage de ne plus être méjugé parce qu’on est «bizarre», ou parce qu’on ne perçoit pas un usage local ou une subtilité de langage «convenue» : nous sommes vus d’abord comme des étrangers, et notre «manque d’adhésion» aux «choses absurdes obligatoires» est accepté facilement.
 
Contrairement aux idées reçues, il ne faut pas mettre les autistes sous cloche, ce qui empêche «d’apprendre la société» (chose comparable à l’apprentissage d’une deuxième langue) : il faut favoriser (progressivement) les expériences les plus diverses, pour que la personne autiste trouve «son propre «chemin de vie» et puisse s’y épanouir : il faut donc du «hasard», ce qui n’existe guère dans les environnements sociaux sur-protecteurs.
 
J’ai commencé à m’ouvrir à la société, à l’apprécier, quand j’ai enfin pu trouver un ami à l’étranger en 2001, après plus de 30 ans de vaines recherches en France : je n’étais plus moqué ni pris pour un fou, mais juste pour un étranger.
C’est lors d’un séjour en Amérique Latine en 2013, en voyant le film «My name is Khan«, que j’ai découvert mon «syndrome d’Asperger» (ancien nom de l’autisme «léger»), ce qui fut dument confirmé ensuite.
En France, aucun médecin n’avait été capable de le voir avant, et en 1994-1995 on m’avait privé de liberté pendant 15 longs mois dans un hôpital psychiatrique, à cause de l’ignorance imbue. Ce fut très traumatisant et la blessure est toujours ouverte, faute d’accès à la justice depuis tout ce temps.
 
En 2014, j’ai créé l’Alliance Autiste (association française qui fait des rapports à l’ONU, hors de France donc).
En 2015, j’ai quitté «le pays de ‘sous-France’ pour les autistes», j’ai enfin pu faire des présentations (voir AutisticAlliance.org), puis je me suis trouvé si bien au Brésil qu’en 2017 j’y ai créé la première Ambassade physique d’Autistan à Rio de Janeiro.
 
Ici, je ne risque pas d’être enfermé à tout moment sur la base d’une erreur médicale (et sans véritables possibilités de se défendre), et je me sens enfin libre ; ma «santé mentale» ne s’est jamais aussi bien portée (grâce à la bonne humeur, la gentillesse, la simplicité et l’humilité de la population).
Au Brésil, j’ai découvert le bonheur : je savais que ça existait, mais je croyais que c’était  «pour les autres, pas pour moi» (comme beaucoup de choses quand on est autiste et sans les bons conseils).
 
L’un de mes rêves serait un projet pour «sauver» d’autres personnes autistes en les aidant à s’évader d’un «occident malade», par exemple pour leur éviter de se suicider, ce qui arrive trop souvent (et c’est logique dans de telles conditions).
 
ASFE : Qu’aimeriez-vous voir comme changement dans la société dans la façon d’appréhender l’autisme ? 
 
EL : Il faut commencer par mieux comprendre l’autisme, sans approche «défectologique», sans sentiment de supériorité. C’est l’histoire de «la poutre dans l’oeil qui empêche de voir la brindille dans celui du voisin» (cf. les «Troubles Non Autistiques» très nombreux et parfois très dangereux, qui ne peuvent pas exister chez les autistes «non socialisés», par exemple parce qu’ils n’ont pas besoin de dominer un voisin ou un pays).

Pour cela, il est essentiel de différencier «autisme» de «trouble». 
Dans la plupart des «troubles autistiques», il y a ceux qui sont «subjectifs» (comme l’incapacité à mentir, le désintérêt pour les conversations superficielles, les intérêts perçus comme «pas normaux»…), et il y a des «troubles» qui sont le résultat de souffrances causées par les «atteintes» (incohérences matérielles ou immatérielles), c’est à dire par des «troubles socio-générés».
On nous force à entrer dans des moules trop petits, dans un «système normé» rudimentaire, aride et spirituellement pauvre, ce que j’appelle le «normalitarisme»…
 
Si on pouvait en finir avec ce regard défectologique qui ne voit que des troubles ou du négatif dans l’autisme alors que les qualités de l’autisme (pas des troubles) sont importantes et utiles, alors le système socio-administratif pourrait mieux prévoir «l’accessibilité aux autistes», la société serait prête à les accepter, il y aurait moins de souffrances.
 
Il faut aussi arrêter de croire que «l’estime de soi» doit se faire via «la reconnaissance sociale», car cela oblige les autistes à chercher cette dernière, ce qui est très difficile (et tellement superficiel), et ce qui amène à la dépression puis au suicide.
 
ASFE : Quel message auriez-vous envie de transmettre à la société en cette journée mondiale de l’autisme ?
 
EL : Il faut que les personnes «normales» apprennent que la différence enrichit, il faut qu’elles soient beaucoup plus attentives pour comprendre les causes des «troubles», car en corrigeant celles-ci (c’est à dire avec un «environnement socio-généré» plus juste et respectueux de l’harmonie et de la naturalité), ce serait bénéfique – voire salutaire – pour l’ensemble de la société (avec «en prime» d’importantes économies).
 
Ainsi, au lieu de tenter «robotiquement» de conformer les autistes à un «système de pensée majoritaire» défectueux (ce qui revient à essayer de faire porter des chaussettes à un chat) il faut que l’ensemble de la société ait le courage de se remettre en question.
 
Avant de les écraser sans réfléchir, il faut se demander si les autistes et les autres «humains non dénaturés» (comme les personnes trisomiques ou les aborigènes) n’ont pas une utilité dans un monde en pleine perdition matérialiste et superficielle.
 
Chaque être vivant a son importance et son utilité : l’espèce humaine a déjà fait suffisamment de mal avec les animaux et ce qui reste de la Nature, mais elle commence à «raboter ses propres marges» et elle est en train de perdre sa propre «humanité naturelle», en devenant asservie aux machines et à l’illusion, comme des «humains robotisés», des «hommes automatiques».
 
Il faut donc absolument éviter l’eugénisme des autistes (cf. «dépistage prénatal», qui hélas a déjà conduit au génocide de la majorité des personnes trisomiques), car nous sommes comme des «détecteurs d’erreurs dangereuses» : il ne faut pas éteindre ni cacher les voyants rouges du système d’alarme, et il ne faut pas ignorer les rares personnes autistes qui peuvent «faire des ponts entre les deux mondes».
 
En conclusion, tant que «le système» a une attitude «supérieure» par rapport à l’autisme, il ne peut pas écouter nos explications avec l’attention nécessaire.
C’est pourquoi il faut commencer par distinguer «l’autisme» des «troubles», puis par comprendre que «le système social» est défectueux quand on le considère depuis un «référentiel naturel» (harmonie, vérité, justice…) avec lequel il est en conflit.
Les autistes sont en harmonie avec le référentiel naturel, il est donc logique qu’ils soient «peu miscibles» dans un «système social» abstrait, artificiel, dénaturé et même anti-naturel, destructeur.

Il faut donc se demander «qui a raison», lequel de ces deux «référentiels»…
En fait, qu’on soit autiste ou «non-autiste», je crois que pour aller vers l’autre, pour que ces deux «parties de la société humaine» puissent se comprendre et s’accepter et mieux vivre ensemble, c’est surtout une question de courage.
 

Questions supplémentaires (plus personnelles) :

ASFE : L’autisme étant une réalité différente pour chacune des personnes concernées, pourriez-vous nous expliquer comment se traduit votre autisme aujourd’hui ? 
 
EL : Je crois avoir de plus en plus une perception lucide et «globale» des choses, grâce au «recul» permis par l’autisme, et grâce à toutes les «expériences sociales» que j’ai pu faire, en étant libre de «préjugés sociaux».
A titre personnel, je n’ai presque plus de difficultés car j’ai choisi mon environnement (pays, ville…) et j’ai adapté mon logement à mon besoin d’harmonie. 
Mais comme je veux faire des choses plus utiles que le «personnel», j’essaie d’avoir des dialogues avec des entités qui possèdent les «leviers pour agir» mais elles sont «très administratives» (donc «robotiques») et elles peuvent difficilement comprendre ce que je leur dis car elles confondent les «détails qui font toute la différence».
Donc «mon autisme» me permet une pensée «fine et subtile» qui me permet d’analyser et de comprendre certains problèmes (qui perdurent à cause de confusions),  mais en même temps mon fonctionnement (jugé «compliqué» voire «pénible») me rend très difficile l’accès à ces entités, et ce d’autant plus qu’en général elles refusent de m’écouter (souvent par peur de reconnaître leurs erreurs).
Je fais des erreurs aussi bien sûr, mais j’essaie de les reconnaître.
Or l’Administration française ne peut pas admettre l’idée qu’elle peut en faire (c’est un peu comme dans le film «Brazil» : l’erreur administrative est jugée «impossible»), ce qui évidemment rend très difficiles et très lentes les avancées.
Donc en résumé, «mon autisme», ou plus précisément «la distance entre les deux systèmes de pensée» conjuguée au manque d’efforts d’attention de «l’autre partie», me condamnent à vivre dans une sorte de désert d’où presque personne ne m’entend (surtout en France). 
Pourtant, en «mode verbal», je peux parfaitement me faire comprendre (même si ça prend du temps).
Mais les «autorités publiques» (à part à l’ONU et à l’étranger) refusent généralement le dialogue, ou ne font pas assez d’efforts d’adaptation (puisqu’elles confondent «l’autisme» avec «les troubles», donc elles pensent qu’elles «ont raison» et que nous sommes plutôt «déficients», en résumé).
Ces efforts à fournir par l’Administration française, ce serait surtout une véritable attention, la capacité de reconnaître ses erreurs, et la «non-vexableté»…
En gros, le «système» est d’accord pour aider les autistes à se conformer à lui, mais il ne peut pas imaginer que c’est d’abord lui qui doit se remettre en question…
 
ASFE : Pourriez-vous nous parler de votre enfance ? Du moment où votre entourage a compris et diagnostiqué votre état ? Certaines personnes prennent de longues années à être diagnostiquées, est-ce que votre cheminement vers la compréhension de votre trouble a été compliqué ?
 
EL : J’étais un plutôt «dans mon monde» et ça me convenait très bien. Je trouvais que les autres étaient souvent stupides et je ne m’intéressais pas à leur jeux et à leurs histoires. 
Je ne leur faisais rien de mal, mais parfois ils m’embêtaient.
Mais comme je n’étais «pas normal», on m’a forcé à aller pendant deux ans dans un centre de la «protection de l’enfance» (ce qui est une aberration), et c’est là que j’ai commencé à devenir un «écorché vif», pour la vie. J’en suis encore traumatisé, et pendant des années cet épisode avait disparu de ma mémoire. Je n’avais rien à faire là-dedans, j’étais très gentil et je ne posais aucun problème, j’étais juste «dans mon coin» : et alors ?
 
Mon «entourage» m’a toujours paru très absurde, mais cependant bienveillant, s’agissant de ma famille. Heureusement.
A cause de l’état d’esprit «normalitaire» dont j’ai parlé, ma famille a toujours pensé que j’avais «un problème», quelque chose «qui ne tourne pas rond», jusqu’en mai 2013.
Après avoir vu le film dont j’ai parlé, et compris que j’avais ENFIN trouvé l’explication, c’est comme si on avait allumé la lumière pour la première fois : pendant plusieurs jours, plein de souvenirs de «problèmes» sont venus se mettre «à la bonne place» dans ma tête, c’est à dire que j’ai eu la confirmation de ce que je pensais depuis toujours, que non je ne suis pas fou, et surtout, que c’est en fait «le système social» qui ne tourne pas rond, et que finalement «mon tort», c’est de ne pas être adapté à une «société malade». 
(J’ai découvert bien plus tard la citation de Jiddu Krishnamurti, «Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale, que d’être bien adapté à une société mentale», qui pourrait presque résumer tout ce que dis ici.)
J’ai donc annoncé et expliqué ce concept de «syndrome d’Asperger» à ma mère, qui au début fut choquée (comme moi) mais qui ensuite fut soulagée «de savoir enfin ce que j’ai». Même si ce n’est pas «avoir» (une différence) mais «être» (différent).
Ensuite, je me suis fait diagnostiquer par un médecin spécialiste de l’autisme en France, Bruno Gepner, qui a confirmé.
Ce certificat est une sorte «d’acte de naissance à la société», parce qu’avant, j’étais toujours rejeté car les gens ne pouvaient pas «m’identifier» et me mettaient généralement, «par défaut», par «principe de précaution», dans des «cases négatives».
Comme mon autisme est «léger mais subtil et profond», ça ne se voit pas ou ça ne se comprend pas, et toute ma vie on m’a «pris pour quelqu’un d’autre» (en me prêtant des pensées ou des intentions plus ou moins négatives), même encore maintenant parfois (avec la France, à distance), mais je connais «les clés» (je comprends les mécanismes) et cela ne m’écrase plus, c’est «juste pénible», pas démoralisant.
 

ASFE : On dit des autistes que nombre d’entre eux développent une sensibilité particulière, les rendant capable de développer des compétences exceptionnelles dans les domaines qui les stimulent. Avez-vous, à titre personnel, développé certaines passions qui vous ont permis de vivre et d’évoluer avec votre différence ? 

EL : Il me semble… Mais c’est très difficile à dire, car ce qui est jugé «exceptionnel» par «les autres» est «naturel» et même «invisible» par les personnes qui sont dans ce cas.
On m’a déjà dit beaucoup de fois que telle ou telle de mes réalisations était «géniale» (je suis même passé à la télé, par exemple dans un reportage sud-coréen) mais pour moi c’est juste «ingénieux».
Je suis un «bricoleur» (pour tout), je fais de mon mieux avec les moyens du bord, je m’adapte.
Je suis très persévérant, et je n’ai pas peur de «frapper aux portes inconnues», car j’ai perçu que c’est vraiment la clé quand on est autiste : l’expérimentation, l’aventure.
(Ca devrait même être pour tout le monde comme ça, mais «les autres» ont peur. Il ne faut pas couper les ailes des autistes.)
Je vois «le tableau d’ensemble», et «les petits détails», comme avec un zoom de très grande amplitude, ce qui permet de vraiment comprendre les choses. C’est peut-être ça ma «compétence exceptionnelle» ? Je ne sais pas… D’autres que moi pourraient mieux le dire…
Ou peut-être que ce serait ma capacité à bien comprendre l’autisme et ce que j’appelle «le non-autisme», notamment en sachant comment les situer l’un par rapport à l’autre ?
Je suis aussi capable de faire des «distinctions», pour «dé-confondre» les choses. La plupart des problèmes viennent de confusions et amalgames. Quand on veut vraiment comprendre quelque chose ou résoudre un problème, il faut regarder de près. 
C’est comme ça que – récemment – j’ai trouvé un «vice» dans l’Article 1er de la Loi de 2005 sur le handicap. C’est un problème vraiment très important, que j’ai expliqué au Comité CDPH de l’ONU, qui l’a bien compris et qui a demandé à ce que ce soit corrigé. A ma connaissance, ça n’avait pas été «révélé» avant, même en France.
 
ASFE : D’un point de vue émotionnel, pourriez-vous nous expliquer quelles sont les principales différences dans la façon d’accueillir et de comprendre ses émotions ?
 
EL : Je crois que c’est une question assez «non-autistique» 🙂
Car j’ai du mal à la comprendre. Je ne vois pas ce que peut être «accueillir» ou «comprendre» ses propres émotions. Les émotions, ce sont des choses naturelles et spontanées, que l’on ressent de manière «intérieure», personnelle… Si je me sens triste, fâché, heureux, etc., c’est un peu comme la faim ou la fatigue, je n’ai pas besoin d’accueillir ou de comprendre, mais évidemment si je réfléchis, je peux trouver les causes de ces émotions, qui sont – je crois – toujours évidentes.

En revanche, concernant l’expression des émotions, là c’est un sujet distinct : beaucoup d’autistes n’expriment pas ou très peu leurs émotions, et ça peut se comprendre car en général c’est très mal reçu, donc depuis tout petit ils s’auto-censurent, en quelque sorte.
Pardon de le dire comme ça, mais quand on «débarque sur Terre», et que vers deux ans (ou avant) on constate que «autour, c’est un peu n’importe quoi», et que c’est souvent «hostile», ça engendre une sorte de «blocage», et c’est bien logique.
Pour ma part, j’ai dépassé ces blocages il y a longtemps (grâce à toutes mes expérimentations donc), et je n’ai plus cette «auto-censure des émotions», sauf si vraiment c’est «obligatoire», par exemple dans des dialogues avec des autorités publiques. Du moins, je fais ce que je peux pour ne pas trop montrer ma colère et pour respecter sinon le système (que j’appelle «l’Hydre»), du moins les gens qui travaillent pour lui.
Mais si par exemple je suis triste ou si je vois des choses horribles, je peux pleurer. Je peux me mettre à la place des gens, surtout pour des situations que j’ai vécues (enfants qui souffrent, personnes privées de liberté : ça me bouleverse toujours).
Je ne comprends même pas que les «gens normaux» puissent rester froids face à certaines choses. Quand une chose est insupportable et affreuse, on devrait avoir le droit de le crier et de pleurer. Les gens sont devenus des robots insensibles, blasés de tout sauf de l’illusion superficielle, ils se mentent à eux-mêmes. Personne n’a le droit de m’interdire de pleurer, même en public.
 
Concernant enfin la question de la «compréhension des émotions des autres», c’est très difficile puisque, précisément, les gens ont tendance à les cacher, ou à en simuler d’autres.
Je peux évidemment identifier les émotions des autres, c’est juste une question d’apprentissage (ce n’est pas difficile), mais je ne peux pas toujours discerner ce qui est caché ou simulé. Il m’arrive encore de me faire manipuler, et justement pour faire ça les gens utilisent beaucoup «les émotions», d’où un besoin de «prudence» en la matière.
 
ASFE : Existe-il certaines situations dans lesquelles vous avez plus de difficultés à vous adapter ? 
 
Oui, quand je suis vraiment énervé ou fatigué, j’ai infiniment moins de «marge de manoeuvre», et parfois ça peut être «l’escalade».
C’est le cas pour tout le monde, mais en tant qu’autiste je peux être irrité puis énervé plus facilement et rapidement, du fait de la très grande «sensibilité aux atteintes à l’harmonie», et aussi du fait de la moindre propension à «faire semblant» (c’est à dire à «manipuler et contraindre mes propres émotions»).
(Je pourrais expliquer beaucoup de choses à propos de ce que je vois comme une «échelle des irritations» (autistes / non-autistes), cela me permet de comprendre des mécanismes importants dans les «malentendus et les troubles» (dans la famille et ailleurs), il est vraiment indispensable de comprendre tout ça, mais il n’y a pas la place ici.)
 
ASFE : Pourriez-vous nous parler de votre vie professionnelle ? Votre différence vous a- t-elle aider à vous épanouir, et à vous insérer dans un milieu qui vous correspond véritablement ? Ou au contraire, est-ce que vous vous êtes senti discriminé, incompris, mis en difficulté ? 
 
EL : Effectivement, certaines «qualités de l’autisme» m’ont beaucoup servi et je crois même que sans ça je n’aurais jamais pu garder un emploi, car on n’aurait vu que mes «défauts» (c’est à dire – en résumé – un caractère peu sociable, à l’époque, ou même des excentricités pouvant me faire voir comme «un peu fou mais inoffensif»).
J’ai eu divers emplois, de manière assez chaotique, mais les seuls qui ont plutôt bien fonctionné sont ceux où je pouvais travailler seul (ou, «au pire», à deux, mais à condition d’être «compatibles»).
 
Pour citer les deux principaux emplois, j’ai travaillé dans un bureau d’études comme dessinateur technique, et on appréciait mon travail qui était très soigneux et «détailliste». De plus, ça ne me dérangeait pas de rester jusqu’à tard le soir pour finir un travail, et je ne perdais pas de temps en discussions «extra-professionnelles» avec le reste du personnel.
(Ce qui est généralement «mal vu», alors qu’en fait ce sont eux qui utilisent improprement le temps pour lequel ils sont payés : voici un exemple des «Troubles Non-Autistiques» dont je parlais plus haut, et du fait que ce qui est vu comme un «trouble» peut être plutôt une qualité, car tout est question de «référentiel» : soit le «référentiel social» (le «système social malade», dénaturé, artificiel), soit le «référentiel naturel» (harmonie, cohérence, justesse, vérité…) dans lequel «l’autisme» se fond complètement.)
 
J’ai également travaillé pendant très longtemps comme disc-jockey en discothèque, mais de manière très particulière (pour ne pas dire «autistique»), et après de longues années d’apprentissage difficile et de «galères», j’ai fini par «vraiment trouver comment faire».
Ce travail de D.J. fut réellement bénéfique pour moi, car il m’a permis de développer une «relation avec les autres», d’apprendre à apprécier divers types de personnes (selon les genres musicaux, très variés), d’apprendre vraiment plein de choses sur les gens et les «catégories sociales».
La «communication via la musique» n’étant pas basée sur le langage, il n’y avait plus de malentendus, mais seulement «l’émotion brute», car sur une piste de danse, les gens ne trichent pas.
Je devais absolument pouvoir percevoir leurs émotions en temps réel, pour m’adapter (continuer ou changer de style par exemple). Je n’avais vraiment pas le choix, car si je faisais une erreur d’appréciation de «l’ambiance» et des attentes des gens, la soirée pouvait très vite tourner au risque de naufrage.
Ce travail m’a permis d’avoir confiance en moi, de voir que des gens pouvaient m’apprécier, et même de trouver cela agréable (alors qu’avant je vivais «dans ma bulle» et ça m’était bien égal qu’on m’apprécie ou non).
Cela m’a évidemment permis une autonomie financière.
Et il y a encore un autre avantage, peut-être le plus grand : ce travail m’a donné le sens des responsabilités (quand le succès d’une soirée et le comportement et la satisfaction de centaines de personnes dépendent manifestement que de ce que je fais) mais surtout ça m’a appris à être «concret», c’est à garder les pieds sur terre, sans se perdre dans des théories.
Car dans ce travail, si on fait une erreur, la sanction est immédiate, en 5 secondes la piste commence à se vider, et je surveillais cela avec beaucoup d’attention (ma grande sensibilité me permettait de «prendre la température» en permanence).
Dans ce travail, il faut vraiment être adapté, en temps réel. Il y a très peu d’emplois comme ça, où l’erreur ne pardonne pas : conducteur de transports publics (dont pilote d’avion lors des phases délicates, chirurgien durant une opération…).
Donc tout ça m’a appris à être «adapté et réaliste» (et assez sûr de moi, c’est à dire à me débarrasser très vite du problème de la «mauvaise estime de soi» qui ruine l’existence de la plupart des personnes autistes qui essaient la «vie sociale»).
(J’ai vraiment beaucoup de chance… Mais j’ai pu faire toutes ces choses (et tant d’autres ensuite, plus difficiles) parce que je n’ai pas eu peur de me «jeter à l’eau», et j’ai continué comme ça, j’ai compris que c’est essentiel.)
Je pourrais expliquer tellement de choses utiles, rien que sur le sujet de ce travail…
Mon style était très varié et souvent amusant, ou sinon «émotionnel», je répondais à un besoin des «gens normaux» qui avaient une vie plutôt ennuyeuse et qui avaient besoin de «passer dans une autre dimension», le temps d’une soirée.
J’avais fait mes propres adaptations pour ne pas être dérangé (ce serait trop long à expliquer, mais ça fonctionnait très bien, car mon employeur était intelligent et avait compris l’intérêt de me laisser faire).
Dans le reste du personnel certains ne m’aimaient pas tellement, mais ce n’était pas un problème car, d’une part ils pensent bien ce qu’ils veulent, et d’autre part, surtout, mon employeur était «de mon côté», plutôt que de celui d’une «majorité et de ses commérages».
 
J’aimerais tellement pouvoir faire profiter d’autres autistes de mon expérience, mais pas seulement deux ou trois (ce serait bien, mais beaucoup trop lent), j’aimerais faire les choses à grande échelle, et pour cela il faut compter sur «les autorités» (ou sinon sur l’appui d’une organisation assez puissante…).
Et en France, «l’Administration» est très distante, frileuse, facilement «agacée» ou «offensée», sans se douter des très grands bénéfices qu’il y aurait, pour tous, dans un véritable dialogue.
 
Merci pour votre intérêt.
 
Eric LUCAS
eric.lucas (@) autisticalliance.org
 

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